la politique : religion inaperçue

Sur l’enchantement de Marcel Gauchet

 

C’est un ouvrage programmatique : la réouverture d’un champs d’étude.

Publié en 1985, réédité en 2005, Le Désenchantement du monde a pris les traits de l’ouvrage de référence pour qui s’adonne à l’analyse des rapports du religieux au politique et inversement.

Enseignant-chercheur, disciple de Claude Lefort et affranchi du marxisme antistalinien de ses débuts, Marcel Gauchet est passé par l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (E.H.E.S.S.). Il est l’auteur d’une pensée fournie au tant qu’elle clive par son tournant philosophique jugé libérale et conservateur. Reprenant la traduction de l’expression wébérienne de « désenchantement du monde », le chercheur en révolutionne le sens.

Ce qui nous intéressera au long des lignes à venir, tient à une réflexion sur les fondements, les implicites et les apories des grandes lignes directrices et caractéristiques de cet ouvrage.

 

désenchanté ?

C’est à une relecture de la religion que Marcel Gauchet invite son lectorat. Une démonstration intéressante de l’évolution de la structure et de l’architecture du phénomène religieux. Intéressante, en ce qu’elle est à rebours de la perspective communément admise : la complexification progressive des religions jusqu’à leurs aboutissements que serait leur forme monothéiste. Par un renversement, il nous donne ainsi à voir l’absolutisme religieux plus grand des sociétés anciennes vis-à-vis des sociétés contemporaines monothéistes. Pour autant, je serai critique sur l’articulation des arguments et leur dessein : la justification d’une autonomisation du politique par cet affaiblissement postulé de la forme religieuse comme définition désenchantement. De telle sorte que le processus de dé-complexification des religions, conduisant aux monothéismes, serait la cause d’une autonomisation avérée et indubitable du politique. Si pour Max Weber, sous le terme de désenchantement du monde, il est question du désenchantement des sociétés, il y a chez Marcel Gauchet le récit d’un désenchantement des religions elles-mêmes jusqu’à leur retrait.

Peut-on nécessairement allier désenchantement et sortie de la religion ?

Je commence par souligner que le « désenchantement » du monde n’est pas le monde « désenchanté ». Or, Marcel Gauchet oppose frontalement un avant et un après, en appelant à « prendre acte de la scission sans appel qui sépare le passé du présent » (Gauchet, 2005 : 12). Il y aurait là comme un état de nature contre un état contemporain. Peut-on seulement opposer si frontalement un avant enchanté et un après désenchanté, un avant religieux et un après socio-politique ? Marcel Gauchet poursuit la logique wébérienne de la rationalisation en plaçant, de fait, un état de nature non rationnel ou, au plus, bien moins rationnel des sociétés « sauvages ». Pourtant, à rebours de cela, l’auteur, avec raison alors, annonce que « le développement de l’absolu divin, <joue> non seulement comme moteur et miroir à la fois des progrès de la raison humaine » (Gauchet, 2005 : 110). Il y a donc un paradoxe significatif entre cette affirmation d’une part, et, d’autre part, l’attribution de la raison du côté du présent et de l’irrationnel du côté du passé. Qu’il y ait une rationalisation du monde certes, mais cela ne veut pas dire que les sociétés anciennes furent pour autant irrationnelles. Je rappelle à ce titre les travaux d’Henri Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion. Le philosophe y décrit le recours à la religion, à ce qu'il nomme la fonction fabulatrice et qu'il présente comme un quasi-instinct. Or, cette fabulation n’est pas le fruit d’une irrationalité, comme le laisse entendre Marcel Gauchet. Elle est, au contraire, la compensation des représentations scientifiques et rationnelles que l’homme observe. Certes, ces représentations et cette rationalité n’étaient pas les nôtres, mais elles n'étaient pas pour autant inexistantes. Elles pouvaient être fallacieuses mais si notre rationalité est telle qu’elle est aujourd’hui c’est par l'intermédiaire des évolutions techniques, et des remises en causes progressives et des dépassements des suppositions faites et des premières conclusions établies. Nous sommes chaque fois des nains juchés sur des épaules de géants. Aussi, n’y aurait-il pas un désenchantement du monde, qui ferait suite à un état premier de monde absolument enchanté. Ce serait plutôt l’homme qui démystifierait le monde par son intellect, ses tentatives, sa conscience qui s’exerce, et qui, par suite, viendrait enchanter le monde par la religion afin de se préserver de l’absurde et de l'aveuglement auquel l’expose sa capacité à prendre conscience, à observer tant qu’elle reste sans possibilité de réponses. Il n’y aurait donc pas d’abord la religion puis la science et le politique autonome. Les deux seraient concomitant, en balance, se répondant, toujours, différemment. Il y a donc une contradiction chez Marcel Gauchet qui annonce d’une part, que les hommes se défont de leur responsabilité en extériorisant la causalité dans Dieu, et qui d’autre part, fait pourtant de « l’enchanté » l’état premier dans cette ligne historique passant fatalement de l'enchantement au désenchantement. Or, c’est bien parce que les hommes ont conscience des choses et qu’ils s’y confrontent, qu’ils font ensuite le choix de l'explication transcendantale — je n’irais pas jusqu’à convoqué la pensée métissée d’Albert Camus ici, mais… — pour trouver du sens. C’est parce que l’homme est intelligent déjà, qu’il se représente la mort, le risque et le danger, qu’ensuite il invente, institutionnalise dans la pensée le divin et le transcendant pour lutter contre le vertige du sens qui naît de la raison. Les conclusions bergsoniennes révèlent donc le biais de Marcel Gauchet, en ce qu’elles nous rappellent combien la religion reste dans le cercle intrinsèque de la nature humaine caractérisée par l’intellection. Autrement dit, fonction fabulatrice et intellection ne sont pas à opposer comme le fait pourtant Marcel Gauchet, qui en jugeant l’activité fabulatrice comme fausse, l’arrache à toute co-relation avec le vrai intellectif. Ce que nous permet de comprendre cette confrontation, c’est que les mythes tout autant que les lois répondent à la liberté de l’intelligence. Il est donc difficile de penser une autonomie du religieux qui s’imposerait aux hommes que donne à lire cet ouvrage. Ce dernier décrivant « la marche d’un ordre intégralement subi vers un ordre de plus en plus voulu » (Gauchet, 2005 : 15).

 

l’auto-néguentropie religieuse

Une telle opposition d’un « subi » et d’un « voulu », entre l’avant et l’après, est toute manichéenne. En effet, ne peut-on pas vouloir subir quelque chose parce que cela nous rassure, parce que cela nous permet de trouver du sens tant bien que mal jusqu’au jour où se présente un autre schéma de pensée moins absolu ? Cette conception du « voulu » liée à la période de l'autonomisation du politique, ainsi que la présente Marcel Gauchet, semble accorder au seul politique le bénéfice de la volonté, et ce faisant de la volonté d’agir. Est-ce à dire qu’à l’époque de l'ordre subi, il n’y avait aucun agir ? Aucun vouloir ? Peut-être que, contrairement à ce qu’admet Marcel Gauchet, le politique n’est pas intrinsèquement et de manière autonome ce qui donne aux humains le pouvoir d’agir pour se gouverner. Même lorsque les humains furent soumis à un politique conditionné par la religion, et que de fait, comme le souligne Marcel Gauchet, ils ne faisaient qu’entretenir un modèle déjà établi sans le penser dans une évolution possible, alors même, n’était-ce pas déjà pour l’humain se gouverner que de veiller au maintien d’un ordre établi ? Le fait-même de veiller à un tel maintien n’est-il pas la preuve d’une crainte que cet ordre ne s’arrête et/ou ne se dévoie ? Contrairement à ce que déduit Marcel Gauchet, que les hommes ne furent alors pas « en pouvoir » de l’ordre existant, parce que religieux est intégralement subi, et chemin faisant, que les humains ne furent alors que passifs, contrairement donc à ce que Marcel Gauchet déduit, les humains ne furent-ils pas déjà acteurs du maintien de l’ordre religieux et de leur « passivité » politique ? Et ce, quand bien même il ne soit seulement affaire que de maintien d’un ordre et non d’'innovation perpétuelle d’un ordre en devenir. Faut-il innover pour être acteur d’un vouloir ? Il semble qu’il ne faille pas confondre passivité politique et le sentiment d’une obligation à agir en vue du maintien d’un ordre derrière la normativité du religieux. Penser la passivité des humains dans les sociétés anciennes, ainsi que le fait Marcel Gauchet, semble porter la négation absolue du principe entropique qui gouverne toute chose. Penser une telle soumission sans nul agir de l’homme, requerrait que le religieux soit à lui-seul néguentropique, préservé de toute possibilité de dépérir et ce faisant qu’il soit totalement autonome de la temporalité de l’existence humaine. C’est seulement par une telle auto-néguentropie — que seule semble pouvoir fonder une croyance dans une transcendance absolue du religieux — que serait concevable le fait que les hommes n’eurent pas à être responsables de leur manière d’être les uns avec les autres. Et ce, parce qu’ils seraient soumis à un ordre entièrement subi, inébranlable et immortelle puisque totalement indépendant d’eux-mêmes. Or, si rationnellement l’on peut entreprendre une éternité de l’ordre divin, concrètement face à la réalité de l’histoire et des événements, l’homme semble confronté à la conscience de devoir entretenir un ordre religieux, mythologique. Et les variations, évolutions en témoignent justement. Un ordre qui, nous l’avons dit dépend de lui et ne peut régner sans l’agir humain, et la volonté d’entretenir cet ordre pour ne pas se retrouver à nouveau confronter au vertige de la conscience. Même si le « Tout » que formerait la religion, le mythe ou le transcendant, précédait de manière absolument autonome la partie que serait l’homme, il semble y avoir ce sentiment du devoir d’agir des parties en vue de la conservation du Tout qui à lui seul ne parviendrait pas à tenir. Il y a donc là encore une aporéticité chez Marcel Gauchet, entre d’une part, une opposition d'un temps de la soumission irrationnelle, irréflexive et d’un temps de la volonté rationnelle réflexive, et d’autre part, une pensée de l’origine extérieure devant être conservée par les hommes générations après générations.

 

séparation ou distinction

Ces réflexions invitent donc à une reconsidération du phénomène religieux et de son rapport au politique. Pour Marcel Gauchet, il y a, à ce propos, une fondamentale « disjonction des deux plans », puisque l’auteur observe « la ferme conviction qu’il est un au-delà possible de l’âge du religieux » (Gauchet, 2005 : 15) On retrouve par ailleurs cette dualité entre en avant et un après fondamentalement opposés et qui se matérialiserait sous les termes d’ « âge » comme des époques qui se succèdent. Pourtant, Marcel Gauchet montre bien la porosité entre le religieux et le politique. Et ce, par l’importance du christianisme et de sa structure de pensée. En effet, la révélation et l’incarnation sont des moments majeurs dans la porosité de la transcendance et de l’immanence. Il semble donc y avoir une seconde aporie entre d’une part, la séparation irréductible de l’au-delà et de l’ici-bas, que souligne régulièrement Marcel Gauchet, et d’autre part, la mise en lumière de cet espace de rencontre de l’au-delà et de l’ici-bas dans la révélation et l’incarnation. L’auteur en effet, montre à propos de la révélation que «ce qu’elle apporte et qui est censé s’imposer à l’entendement des hommes comme quelque chose qui le dépasse s’avère être en fait quelque chose qu’il peut faire sien et se rendre même, quelque chose dont il peut pénétrer le sens et éprouver la portée du dedans, par ses propres moyens» (Gauchet, 2005 : 107). Nous voyons donc dans ces mots toute l’ambiguïté de la soumission qui serait exclusivement religieuse et de la volonté et capacité à agir qui relèverait strictement d’une politique autonome du religieux. Cela nous invite donc à reconsidérer le clivage du religieux et du politique. Comme nous l'avions dit précédemment, il y a déjà du politique à l’époque du religieux, un politique, un agir visant à conserver l’ordre religieux — sinon à même de périr. Sommes-nous donc vraiment sortis du religieux-religion ? Ce que Marcel Gauchet voit comme la sortie de la religion n’est-il pas finalement l’accomplissement même de la brèche ouverte par le christianisme, dans le christianisme, et la responsabilisation de l’humain qu’il ouvrepar la possibilité de l’action divine dans l’immanence ? En effet, la double corporéité de Jésus-Christ incarne la porosité du religieux et du politique à travers la complexion de l’immanence et de la transcendance qu’il symbolise. L’incarnation du Christ viendrait laisser la possibilité de lutter contre l’acosmisme puisqu’il est une hypostase de Dieu dans l’immanence. Chemin faisant, Dieu est bien ailleurs mais à un pouvoir dans l’immanence, lui qui est pensé en tant que père créateur, causale – contrairement à la pensée néo-platonicienne que l’Église s’est partiellement réappropriée. Il y a à travers le christianisme une brèche ouvrant en effet à ce que l’homme puisse prendre conscience de sa responsabilité et sa capacité d’agir. Aussi, comme l’annonce Marcel Gauchet : « une fois posée en prémisses la transcendance d’un dieu personnel, il est difficile d’arrêter son développement intelligible » (Gauchet, 2005 : 109). Il y a donc dans le christianisme une démystification de la transcendance et une ouverture au transfert de sa capacité à agir, de sa souveraineté, dans la sphère humaine : « ponctuellement, notre intelligence est susceptible de travailler à égalité avec les opérations de l’intelligence divine » (Gauchet, 2005 : 108). Il y aurait donc, davantage qu'une séparation franche et irréductible, une distinction du religieux et du politique. Qui ne serait tous les deux que deux polarités d’un même phénomène : la relation aux choses et la mise en sens. Qu’est-ce, en effet, la religion, sinon ce qui relie ? Qu’est-ce en effet la politique sinon ce qui pense l’être-avec et la vie d'une communauté ? Qu’est-ce que la religion sinon ce qui fait sens par l’origine ? Qu’est-ce que le politique sinon ce qui fait sens par l’horizon? parfois d’ailleurs horizon d’une origine retrouvée. Citons, simplement un exemple de cette porosité. Dans le recours à des commissions de bioéthique, nous voyons combien le politique n’assume pas de manière absolument autonome sa liberté d’agir. Il s'en remet à des réflexions sur le sens et la justesse du rapport à la vie, à l’autre. Et qu’est-ce que la pensée du rapport à l’autre, sinon également le politique ? Et qu’est-ce que la pensée du rapport à l’autre sinon le religieux ? Cet exemple montre bien l’amputation conceptualisée et intégrée de la politique vis-à-vis de sa religiosité. Et ce parce que nous avons cantonnée le religieux dans une des formes qu’il a adoptées : celle de la religion. Or, la part positive du politique fait ici appel, à travers l’éthique qui lui est interne, comme le souligne Jacques Derrida, à sa religiosité, celle qui pense le sens, la raison, qui réenchante ce que le versant positif démystifie comme nous l'avons souligné en amont. Qu'il y ait donc une « trivialisation technocratique » comme le montre Marcel Gauchet, certes, mais cela ne signifie pas que le politique dans son ensemble réponde de ce mouvement.

 

état et démocratie

A travers son cheminement de pensée, Marcel Gauchet donne à voir la démocratie comme un phénomène prenant lieu hors de la religion et hors de toute religiosité politique. L’auteur voit déjà ainsi une entreprise laïque souterraine sous la figure du souverain qui mènerait son système de souveraineté à l’auto-destitution. Il voit également une ruine de la hiérarchie suite au transfert opéré depuis l’au-delà extérieur à l’ici-bas « entre les hommes ». Marcel Gauchet affirme ainsi que « plus se développe, autrement dit, l’appareil de l’autorité administrative, et plus se dé-légitime concrètement l’imposition par en haut, plus gagne en crédibilité vivante la logique représentative » (Gauchet, 2005 : 113). Or, c’est nier que le système politique représentatif est pétri de religiosité. La représentation n’est pas, en effet, sans rappeler la médiation instituée par l’Église. Médiation ecclésiale que développe Marcel Gauchet mais qui semblerait disparaître dans l’époque contemporaine. De plus, une telle affirmation de l’effacement de la transcendance semble manquée ce que Rousseau implique à la fin du Contrat Social. Certes, il y a contrat social et politique entre des hommes autonomes, mais Rousseau développe bien la nécessité d'une religion civile. Il s’agit bien toujours de rendre au sensible au coeur l’ouvrage politique, afin que celui-ci fasse sens. Il y a donc toujours recours, dans l’Etat et le politique en quête de souveraineté, à une mytho-cosmologisation. Un processus que nous retrouvions déjà en Grèce antique lors de la révolution clisthénienne, où des figures transcendantes ont donné leurs noms aux différents dèmes, composés politiquement, afin que ceux-ci fassent sens. Un processus que nous pouvions également observer à la Révolution française lors de la tentative d’instauration d’un culte de l’être suprême, ou encore même dans l’œuvre du père du positivisme, Auguste Comte, qui appellera lui-même à une religion de l’humanité et un catéchisme positiviste. Il y a donc tout l’inverse d’une séparation du religieux et du politique/positif. Et notamment dans le cadre démocratique qui s’affirme. Aussi, la démocratie est-elle historiquement ancrée et pensée dans la filiation et la fraternité pour exemple. Fraternité qui entretient l’idée d’un commun extérieur, qui nous serait parent. C’est donc tout l’inverse d’une ruine de la hiérarchie car il y a toujours, sous couvert de souveraineté, une autorité discursive qui définit le cadre dans lequel peut se penser l’éthique et la ligne de conduite positiviste de la Cité. Autre aporie donc de l'ouvrage de Marcel Gauchet puisqu’il en vient à reconnaitre, lui-même, que dans la situation politique au grès du désenchantement c’est « comme si le retour du principe d’ordre collectif à portée d’homme, dans le visible, n’avait pu s’accomplir que moyennant l’installation de l’invisible au coeur de l’ordre humain » (Nous soulignons) . Aussi, paradoxalement, alors qu'il pensait la démocratie hors du théologico-politique, avoue-t-il qu’il y ait une « manière nouvelle de dépossession par la transcendance terrestre de l’être collectif » (Gauchet, 2005 : 179). Cette transcendance terrestre de l’être collectif pouvant être symbolisée par la fraternité notamment. La fraternité politique repose elle-même sur l’idée d’une origine insaisissable, appartenant à un temps révolu et inaccessible aux hommes dans leur présent. Aussi, notre principe d’égalité s’est-il simplement abstrait du fondement mytho-théologique, car comme l’écrit Marcel Gauchet : « c’est en Dieu que s’est d’abord opérée la révolution de l’égalité dans l’avènement du dieu séparé » (Gauchet, 2005 : 164). Ce principe d’égalité de naissance n’a fait que se transférer d’une souveraineté divine à une souveraineté étatique tout aussi théologico-politique. Marcel Gauchet voit donc pourtant juste lorsqu’il déclare qu’ « avec l’apparition de l’Etat, l’Autre religieux rentre dans la sphère humaine. Tout en conservant, naturellement son extériorité vis-à-vis d’elle, il y pénètre et s’y matérialise» (Gauchet, 2005 : 67). Ce, à rebours de la déliaison de l’au-delà et de l’ici-bas qu'il pensait et affirmait pourtant dans son ouvrage. Aussi, Jacques Derrida avait-il raison de souligner l'essence religieuse de l’Etat, de sa représentativité élective, et de son extension territoriale — sinon la guerre — pour la préservation de son ordre et modèle.

 

Conclusion

En somme, c’est un ouvrage d’une grande complexité et fait de grands paradoxes que nous donne à lire Marcel Gauchet. Marcel Gauchet, nous donne à lire un renversement extrêmement intéressant de la conception que nous nous faisons du fait religieux en lui-même et ouvre à une large réflexion sur le rôle de l’Etat constitutif de cette période axiale de basculement d’un avant à un après. Mais cet ouvrage est aussi sous certains aspects très manichéen, entre état de nature et état contemporain, entre passé et présent, entre religieux et politique. Un ouvrage parfois tiraillé par cette dualité, cette bipartition qui complique la pensée de l’entre-deux, de la porosité et de la fluidité. Une aporie semble habiter cet ouvrage, sous diverses formes mais gardant toujours la même substance. Celle entre, d’une part, une séparation absolue du religieux et du politique, et, d’autre part la demi- reconnaissance forcée d’une complexion de l’au-delà et de l’ici-bas, de la transcendance et de l’immanence. Ceci nous invite donc à repenser le rapport du religieux au politique et inversement alors que Marcel Gauchet semble entériner une séparation fondamentale entre un élément religieux qui viendrait définir un autre élément politique puis un élément politique qui s’affranchit de l’élément religieux. Ou encore d’un élément religieux architectonique à un autre politique puis d’un élément politique architectonique à un autre élément religieux. Or, la pensée de Marcel Gauchet par cette séparation semblerait pouvoir servir de fondement à une pensée du « retour du religieux ». Une pensée rendue possible par cette séparation du politique et du religieux. Car pour que le religieux puisse revenir sur le politique, il faut qu’il puisse s’en défaire. Pour s’en défaire ils doivent pouvoir tout deux être de manière autonome.

Si l’on reconsidère le politique et le religieux comme deux faces d’un même phénomène, l’on perçoit qu’ils ont en partage une logique de souveraineté, d’ipséité et de mise en sens du réel. En reprenant et nuançant ce que déclare Marcel Gauchet, nous pourrions dire que le monde a observé une inversion des polarités du complexe politico-religieux. Alors qu’auparavant la polarité religieuse, ayant adoptée la forme institutionnalisée qu’est la religion, prédominée sur celle politique, progressivement celle politique a pris le pas sur celle religieuse pour mettre en retrait le religieux sous forme de religion sans pour autant éteindre tout autre forme de religieux. Plutôt que dans l’idée d’un « désenchantement du monde », d’une « sortie de la religion » et d’une « entrée dans le politique », il nous semble que Marcel Gauchet touche à quelque chose de plus juste lorsqu’il évoquait « le retrait de Dieu ». Le monde ne s’est pas désenchanté. L’enchantement est un mécanisme de défense humain face au vertige de la conscience, de sa possible incompréhension et de sa responsabilité. Seulement, l’enchantement n’est plus nécessairement défini sous une figure divine, mais seulement comme cette fonction fabulatrice du religieux, cette mytho-cosmologisation du politique. L’ouvrage de Marcel Gauchet a donc le mérite de nous confronter à la conception très réduite que nous pouvons nous faire du religieux, quand pour nous, la religion semblerait s’arrêter à la forme ecclésiale chrétienne. Aussi, nous laissons- nous ignorer l’ecclésialité de l’Etat-nation, fondée dans la filiation, sur le commun originel ou d’horizon et ses représentants. Aussi, nous laissons-nous à croire que la laïcité pourrait ne pas être elle-même une forme de religion politique.

 

| BIBLIOGRAPHIE

GAUCHET, Marcel. Le désenchantement du monde : Une histoire politique de la religion. Folio, Essais, 2005,

GAUCHET, Marcel. Un monde désenchanté ?, Pocket, Agora, 2007, 346p.

—, et FERRY, Luc. Le Religieux après la religion, Livre de poche

COUCHOURON-GURUNG, Céline. Marcel Gauchet, Un monde désenchanté ?, Paris, Les Editions de l’Atelier/Editions Ouvrières, 2004, 253p.

TERRAY, Emmanuel. Sur Le Désenchantement du monde de Marcel Gauchet. In: Le Genre humain, Le Seuil, 1991/1, No. 23, pp107-128

WILLAIME, Jean-Paul. A propos du « Désenchantement du monde » de Marcel Gauchet. In: Autre Temps. Les cahiers du christianisme social, No.9, 1986, pp.68-75

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